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Lettre de Grégoire Polet

 

Grégoire Polet, absent lors de la remise du "Prix des lycéens", a néanmoins accepté de répondre par écrit à une question qui lui était posée


Préférez-vous que l'on considère Sylvain Crêtes comme un faussaire génial qui a su faire passer ses oeuvres sur le marché des vrais tableaux grâce à un don hors du commun ou comme un escroc qui profite du système et qui fausse le patrimoine pictural ?

Selon l'une ou l'autre interprétation, devons-nous comprendre la fin du roman - l'arrestation de Sylvain - comme l'issue tragique d'un talent qui n'a pas su contrôler son destin ou comme une juste application de la loi et le rétablissement de l'ordre ("Le crime ne paie pas") ?


Chers amis,

Cette question est en fait celle que le livre pose au lecteur.
Moi, ce que j’ai voulu faire, c’est créer un personnage, montrer quelqu’un.
Mon but ? Qu’on croie à ce personnage. Qu’on sente qu’il a vécu et qu’il vit. La
vie ! Après, le juger, c’est l’affaire de chacun.

Vous avez vu que le dernier mot du livre, c’est : « Jugez ! », repoussant
donc la réponse et le jugement en dehors du livre. Comme s’il disait: « Partez!» Car, quand on juge quelqu’un, on le quitte, on sort de sa proximité, de son intimité, de son amitié. « Jugez ! », dit le dernier mot ; « Excusez ! », dit
le premier. Car c’est avec l’excuse, l’indulgence, la sympathie, qu’on entre dans
la proximité, dans l’intimité, dans l’amitié de quelqu’un.

Vu de l’extérieur, vu depuis la société et les tribunaux, Sylvain est un
escroc. J’ai d’ailleurs reçu dernièrement une lettre du Procureur du Roi
m’indiquant qu’il avait entre les mains une affaire tout à fait similaire : un type
qui vendait des faux Khnopff place du Jeu de balle à Bruxelles. Le procès a eu
lieu, fin mars, et l’homme a été condamné à cinq ans de prison. Heureusement,
avec sursis. La société reçoit mal certains personnages, que la littérature
accueille à bras ouverts et qu’on applaudit ! Malgré que la justice doive évidemment faire son travail et appliquer la loi, ne pas éprouver dans le fond de son coeur de la sympathie et de l’indulgence pour les coupables est la pire lâcheté, la pire hypocrisie dont l’homme puisse se rendre coupable à l’égard de ses semblables.

Vu de l’intérieur, maintenant, Sylvain est sans doute un malheureux qui
s’est fort bien débrouillé. Tout son récit (car n’oubliez pas que, dans le roman,
c’est lui qui écrit sa vie), tout son récit est un catalogue de circonstances
atténuantes. Des parents démissionnaires, une femme aimée qui meurt en
couches, personne pour accepter ses premières créations, et finalement des amis qui le manipulent et le poussent sur la pente glissante. Bien sûr, il lui restait toujours et à tout moment la liberté de dire non. Bien sûr, il y a également de la lâcheté à se considérer victime impuissante des circonstances. Sans doute ,Sylvain a collaboré, il a été opportuniste jusqu’à devenir sans scrupules. En cela, il a été faible et il s’est rendu (comme tous les hommes le sont forcément) complice de son destin, complice de son malheur, complice de son échec.

Mais je n’ai pas voulu montrer seulement un pauvre type. J’ai voulu montrer un pauvre type qui avait quelque chose de génial. Car il y a en effet dans la destinée de Sylvain comme l’irruption du génie, cet éclair zigzaguant et sublime qui rend les grands orages plus intéressants qu’un temps bêtement maussade. Le génie dans la destinée de Sylvain Crêtes, ce fut, tout faible qu’il était, d’aller creuser son trou et chercher son abri justement dans le défaut de la société (dans le défaut, comme on dit le défaut d’une cuirasse).

Faible petit rongeur, Sylvain est allé se cacher et gratter là où la société est faible et là où elle n’a pas envie de se regarder : le snobisme, la prétention, l’arrogance, la bêtise et l’ignorance. La société ignore Sylvain ? Eh bien, Sylvain va l’attaquer dans son ignorance : il va la tromper, la gruger, la prendre en défaut. La société vexe Sylvain ? Eh bien, il va à son tour la vexer. Vous mettez des sommes folles pour ce dont vous ne connaissez pas la valeur ; vous prisez les oeuvres pour leur apparence, pas pour leur vérité ? Eh bien, on va jouer votre jeu, on va vous jouer. Vous achèterez mes faux tableaux comme des vrais, vous serez bien contents, et moi aussi ! Sylvain, humilié par la société, va la ridiculiser à son tour.

Vous aurez bien remarqué que, dans toute cette histoire de masques,
Sylvain est à sa façon un vengeur masqué, un Zorro — un degré zorro de la
peinture ( clin d’oeil à celui qui prête ici sa voix). D’un raté, d’un nul, d’un zéro, à
Zorro, il n’y a qu’une question de lettres, et de littérature.
De toutes façons, le destin de Sylvain Crêtes devait forcément avoir
quelque chose à voir avec le secret, puisque Crêtes, c-r-e-t-e-s, c’est
l’anagramme de « secret ». Toujours une question de lettres, évidemment, et de littérature.

Et c’est là que Sylvain atteint à la plus haute dignité du pauvre type : de
raté, il devient le bouffon par excellence ! Bouffon, qui s’amuse impunément à
soulever les ridicules du monde, à fourrager avec son doigt et son pinceau à
l’endroit où ça fait mal et à l’endroit où ça fait rire. On fait circuler à prix d’or sur
le marché de l’art contemporain des oeuvres qu’il peint n’importe comment, pour le rémunérer en douce des faux Magritte, faux Delvaux et autres faux tableaux de maîtres qu’il fournit à un homme puissant et influent…

Buffone, ma que buffone ! Bouffon sublime ! Les bouffons souvent que les
Rois s’attachaient étaient des êtres monstrueux, des ratés de l’existence, des
inassimilables, bossus, loucheux, difformes, intolérables et insolents. Tout à fait
Sylvain. Mais il n’y a plus, à notre époque, de roi shakespearien. Notre société
égalitaire a beaucoup de vertus, sauf une : elle n’a plus de place pour les
exceptions. Et Sylvain, tout raté qu’il soit, est, grâce à son génie de la tromperie, une exception. Pour Shakespeare, il serait devenu le fou du Roi, le bouffon, il aurait reçu cette place à part, assis par terre juste à côté du trône. Mais chez nous et à notre époque, il est juste bon pour être mis au secret. Car vous savez que « au secret », cela signifie : « en prison ». Et voilà.
Mais je vous rassure : cinq ans de prison, sans doute, cinq ans de prison,
mais AVEC SURSIS !

Il faut terminer par le début, toujours, c’est la loi de la nature. Alors, je
vous rappelle ceci : ce livre que vous avez lu, cette confession, c’est Sylvain qui
l’écrit ; ce témoignage sincère, c’est celui de quelqu’un qui met cent cinquante
pages à nous expliquer qu’il est le plus fieffé, le plus habile menteur qui soit !
Alors, si tout ceci n’était qu’une fable, une fameuse farce écrite en six jours et à
l’emporte-pièce (comme il le dit dans l’épilogue de son récit) pour le plaisir de
chatouiller l’esprit, de produire des masques et de les faire danser, et pour
nettoyer d’un bon coup de rire et d’ironie ce sérieux et cette gravité qu’on met
toujours où il ne faut pas et jamais où il faut vraiment ?!

Sur ce, bon vent, mes amis, je suis de tout coeur avec vous ! Vive notre
jeunesse !

Grégoire